Le 10 novembre 1918: Révolution au Luxembourg?

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D’après des témoignages de l’époque, l’atmosphère générale régnant à Luxembourg dans les premiers jours du mois de novembre 1918 était plutôt tendue. Beaucoup de Luxembourgeois redoutaient que le pays ne devienne champ de bataille en cette phase ultime de la Première Guerre mondiale, à l’occasion notamment de l’assaut prévu des forces alliées contre les positions allemandes en Lorraine.

De Jacques Maas

Ce fut donc avec grand soulagement que l’on accueillit à Luxembourg la nouvelle que des négociations à propos de la conclusion d’un armistice étaient en cours. Dès le 9 novembre, la retraite de l’armée allemande était entamée, et des flots incessants de régiments de l’armée impériale allaient traverser le Luxembourg dans les jours suivants – prenant cette fois-ci la direction du Reich. Bien de ces unités militaires étaient gagnées par l’esprit révolutionnaire et avaient démis les officiers de leur pouvoir de commandement et élu en leur sein un Soldatenrat, un conseil de soldats, à l’image du soviet militaire des matelots de Kiel formé dès le 4 novembre.

Le dimanche 10 novembre de tels Soldatenräte se formèrent à leur tour au sein des troupes d’occupation allemandes au Luxembourg, à Esch-sur-Alzette et dans la capitale. Le mouvement révolutionnaire gagna sans plus tarder la société civile et des conseils d’ouvriers et de paysans se formèrent aussi à Metz, Strasbourg, Sarrebruck, Trèves, à l’instar des bouleversements en cours à Berlin, Munich, Budapest, etc.

Tensions sociales et politiques

A la fin de quatre années de régime d’occupation militaire allemande, après des années de privations et de disette qui avaient touché tout particulièrement la classe ouvrière et plus généralement les salariés des villes et centres industriels, le retour de la paix rendait à la population le plus vif espoir de temps meilleurs. Cependant, l’occupation militaire allemande venant à son terme, les luttes politiques acharnées entre la droite cléricale, les libéraux et les socialistes n’allaient pas manquer de repartir de plus belle. Ces luttes tournaient pour l’essentiel autour de la question dynastique, à savoir l’attitude de la grande-duchesse Marie-Adélaïde à l’égard de l’occupant allemand. Les libéraux et les socialistes reprochaient de manière plus ou moins vigoureuse à la grande-duchesse ses sympathies pour la cause allemande, alors que la droite cléricale considérait la grande-duchesse comme le garant de l’indépendance et de la souveraineté du pays.

A Luxembourg, l’agitation révolutionnaire naît d’une réunion publique convoquée par le Cercle d’études socialistes pour le dimanche 10 novembre dans l’après-midi à l’hôtel Brosius (connu par après sous le nom de Pôle Nord). A l’occasion de cette réunion, le porte-parole de ce cercle d’études, René Stoll, jeune agent d’assurances, développe devant une salle comble un programme politique en huit points en vue de la nouvelle époque qui commence. Ce programme où s’entremêlent aussi revendications économiques et sociales, vise tout d’abord l’établissement d’un Etat souverain et libéré de toute entrave d’ordre dynastique, politique et économique. De ce fait, Stoll réclame l’abdication de la dynastie des Nassau-Bragance et l’instauration d’un régime républicain suivant le modèle suisse, c.-à-d. fondé sur la démocratie directe comportant la consultation régulière de la population par voie référendaire pour toute question politique d’importance. L’instauration du suffrage universel, sans discrimination de sexe, l’introduction de la journée de travail de huit heures, ainsi que la nationalisation des compagnies de chemins de fer (à 100%) et des entreprises sidérurgiques (à hauteur de 51% de leur capital social), sont également réclamées.

Le rôle clé joué par le socialiste Jos Thorn

A cette réunion à l’hôtel Brosius se joint un peu plus tard dans l’après-midi le député et chef de file du parti socialiste Jos Thorn. Et c’est à ce dernier qu’il revient de donner une impulsion véritablement révolutionnaire à la réunion en cours en réclamant avec force la formation immédiate d’un conseil d’ouvriers et de paysans, d’un soviet luxembourgeois. L’argumentaire développé par Jos Thorn qui jouera un rôle clé pendant les journées du 10 au 13 novembre 1918, est révolutionnaire dans la mesure où le leader socialiste se réfère expressément au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe fondamental défendu par le président américain W. Wilson en vue de la préparation de la Conférence de la Paix à Paris. Jos Thorn en déduit le droit du peuple luxembourgeois à faire table rase de toutes les stipulations découlant de l’Acte final du Congrès de Vienne de 1815 et du pacte de famille de la Maison de Nassau datant de 1783, afin de libérer ainsi l’Etat luxembourgeois de toute entrave étrangère et de remplacer un régime monarchique par un régime républicain.

L’intervention de Jos Thorn est saluée par l’assistance qui décide sans plus tarder de la formation d’un soviet composé de 13 membres. Trois avocats, plusieurs instituteurs et employés privés, ainsi que des délégués ouvriers du Cartel syndical en font partie. Ce soviet est invité à prendre l’initiative politique de l’organisation d’une grande manifestation populaire qu’il est prévue de tenir au Knuedler à Luxembourg-ville, le lendemain 11 novembre en soirée. Les membres du conseil ouvrier et paysan comptent ainsi pouvoir mettre la pression politique au gouvernement de coalition présidé par le chef de file de la droite cléricale, Emile Reuter, afin de provoquer l’installation d’un „gouvernement du peuple“.

Des tracts et des affiches appelant à la manifestation populaire du 11 novembre sont imprimés pendant la nuit et distribués à la population le lendemain matin. Et en effet, des milliers de personnes vont assister le soir venu à cette grande manifestation, à l’occasion de laquelle les orateurs du soviet réclament à nouveau l’instauration d’une république populaire. Pendant la journée, l’étincelle révolutionnaire allumée à Luxembourg finit par jaillir aussi à Esch-sur-Alzette, où des délégués ouvriers appartenant pour l’essentiel au syndicat Berg- und Hüttenarbeiter-Verband (BHAV) fondent le premier soviet du bassin minier.

En fin de matinée du 11 novembre, une délégation du soviet de Luxembourg-ville réclame au gouvernement la proclamation immédiate de la république, à l’occasion d’une entrevue avec le ministre d’Etat Reuter. Mais la stratégie politique que Jos Thorn fait suivre au soviet de Luxembourg-ville est des plus périlleuses: Thorn entend utiliser la question dynastique pour mettre le gouvernement de coalition au défi de mettre en oeuvre les revendications du conseil d’ouvriers et de paysans sous peine de se voir acculé à la démission. Le leader socialiste compte en effet jouer la carte de la démission de l’homme de confiance des socialistes au gouvernement de coalition, le ministre Nik Welter, pour provoquer la chute du gouvernement Reuter et la tenue de nouvelles élections. Il s’avère alors que „l’homme de confiance“ des socialistes est un monarchiste convaincu qui par ailleurs n’entend nullement donner sa démission. Sous la pression du mouvement révolutionnaire, le gouvernement Reuter reprend alors l’initiative politique et annonce la tenue d’un référendum sur la question dynastique.

La question dynastique divise les ouvriers

Afin de hâter la chute du gouvernement, libéraux et socialistes décident en réaction à l’initiative gouvernementale de déposer à la Chambre des députés un ordre du jour réclamant l’abdication de la grande-duchesse. Faisant fi de l’adage qu’il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué, les adversaires de la couronne au parlement croient pouvoir tabler sur une majorité sûre à la Chambre pour faire voter l’abolition de la dynastie. Pour ce faire, ils comptent sur l’appui du Volkspartei, petit parti populaire issu des rangs du syndicat Berg- und Hüttenarbeiter-Verband, et dont le chef de file au parlement est le député Pierre Kappweiler, par ailleurs membre du soviet d’Esch-sur-Alzette. Or, lorsque l’ordre du jour libéral-socialiste est finalement soumis au vote de la Chambre, le 13 novembre 1918, trois députés du parti populaire voteront avec la droite cléricale contre l’ordre du jour, les deux autres s’abstiendront. Libéraux et socialistes ont le sentiment de s’être fait duper. La dynastie est sauvée à l’immédiat.

Comment expliquer l’issue du vote du 13 novembre à la Chambre? Il s’avère que la question dynastique provoque de profondes divergences au sein du mouvement ouvrier. A Esch, Kappweiler se fait traiter de traître et sera exclu du conseil ouvrier. Pourtant, bien des ouvriers de l’époque sont d’avis que la question dynastique est tout sauf prioritaire. D’autres affirment même que la question dynastique est un piège politique tendu par le parti libéral, afin d’empêcher la réalisation des revendications d’ordre social et économique formulées par le mouvement ouvrier. C’est notamment l’avis des responsables du Volkspartei, dont beaucoup d’électeurs n’ont pas oublié l’attitude intransigeante des maîtres de forges libéraux à l’occasion de la répression du vaste mouvement de grève des mineurs et ouvriers de la sidérurgie, au mois de mai de l’année précédente.

Finalement, la stratégie choisie par Jos Thorn consistant à utiliser la question dynastique pour amener la chute du gouvernement Reuter a été un échec. La question politique du maintien de la dynastie a pris le pas sur les revendications économiques et sociales, dont le mouvement ouvrier attendait la réalisation avec impatience. Dès le 12 novembre 1918, l’initiative politique s’est déplacée de la rue à la Chambre des députés. Le mouvement révolutionnaire a montré dès lors des signes d’essoufflement, du moins à Luxembourg-ville. Tel n’a pas été le cas dans le bassin minier, puisque les soviets ouvriers épaulés par les délégations syndicales des entreprises ont continué à maintenir la mobilisation tout au long du mois de novembre.

La droite aura finalement réussi à sauver la dynastie, avec l’appui du parti populaire. Mais le gouvernement Reuter redoutant la capacité de mobilisation du mouvement ouvrier, sera obligé de lâcher du lest en faisant des concessions, dont l’introduction de la journée de huit heures à partir de la mi-décembre 1918 ne sera pas des moindres.