Haute pression: Ken Loach ausculte l’implacable ubérisation du travail

Haute pression: Ken Loach ausculte l’implacable ubérisation du travail

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„Sorry We Missed You“, le nouveau film de Ken Loach projeté à Cannes, montre comment Uber et consorts ont mené à une nouvelle mutation, encore plus nuisible et injuste, du néolibéralisme. Nous nous sommes entretenus avec les deux acteurs principaux.

De Corinne Le Brun

.„Vous bossez de 7.30 à 21.00 h?“, demande un homme à qui Ricky (Kris Hitchen) vient de livrer un colis. „Mais qu’est-il arrivé aux journées de 8 h?“ Une phrase-clé. Avec 15 h de travail, deux minutes de pause par jour et une fatigue chronique, Ricky, chauffeur-livreur, travaille à son compte. Pour avoir sa propre camionnette de service, il vend la voiture familiale.

Sa femme Abby (Debbie Honeywood), aide-soignante pour personnes âgées à domicile, devient tributaire des transports en commun, avec des déplacements non payés plus longs et un temps de visite plus court …

Chronométré, pisté, rappelé à l’ordre, Ricky, boîte de liaison chevillée au corps, doit se soumettre au „bip bip“ de la livraison urgente, à exécuter dans la seconde. La pression est insoutenable. Ricky, Abby et leurs deux enfants seront mis à rude épreuve pour rester soudés. Le foyer les fait pourtant tenir debout.

Ken Loach revient avec un film implacable, poignant sur l’exploitation du travailleur ouvrier (et de la middle class) piégé dans la nouvelle économie numérique et l’ubérisation qui exploite les travailleurs en les mettant à leur compte. Une fois de plus, chez Ken Loach, la dislocation d’une famille se fait toujours sous la loupe de ses préoccupations sociales. Les acteurs, tous amateurs, jouent avec dignité, sans pathos. Rencontre avec Kris Hitchen et Debbie Honeywood au „Film Fest Gent“.

Tageblatt: Comment Ken Loach vous a-t-il dirigés?
Debbie Honeywood: Nous n’avions pas reçu le scénario à l’avance. Nous n’étions pas autorisés à connaître l’histoire. Nous devions suivre le scénario partie par partie, de façon à ce que nous puissions vivre la scène. Nous ne pouvions pas nous parler, Kris et moi, ni savoir ce que l’autre va jouer. Nous étions chacun dans notre rôle, à fond.
Kris Hitchen: C’était très facile. Quand vous croyez à votre personnage, le réalisateur croit que vous pouvez le faire et que votre interprétation viendra naturellement. Cette méthode bien à lui donne une force, une sincérité dans le jeu d’acteur. Ken Loach croit à l’instinct. Il a confiance en vous.

Les personnages que vous incarnez sont-ils proches de vous?
D.H.: Grâce à mon travail avec les enfants, j’ai vu comment la pauvreté, la précarité peuvent avoir un impact sur les familles et les enfants. Pour les besoins du film, j’ai aussi travaillé comme aide-soignante et j’ai beaucoup parlé avec des collègues pour comprendre ce qu’elles vivent dans leur vie privée. Cela a nourri mon rôle.

Abby pare au plus pressé, au strict nécessaire. Elle ne peut pas apporter l’aide dont les personnes âgées ont besoin, leur parler est quasiment impossible. Le contact humain n’existe plus. Le centre doit s’occuper de plus en plus de personnes en difficultés mais il n’a pas les moyens financiers pour engager du personnel supplémentaire.

Avant le tournage du film, je savais que le gouvernement britannique avait adopté ce type de contrats précaires dans le but de faire baisser le nombre de chômeurs. Cela donne l’impression qu’il y a du travail et plus de liberté mais ce système fait des dégâts terribles sur la vie, au travail et au sein de la famille, sur fond d’insécurité et de précarité. Les „Ricky et Abby“ sont de plus en plus nombreux chez nous.

K.H.: Quand j’étais plombier, je devais aussi affronter le trafic, faire dix jobs en une journée, arriver parfois chez des gens qui ne sont pas forcément contents de vous voir. Ce sont des problèmes similaires à ceux que rencontre le personnage du film. Mon expérience professionnelle m’a aidé. Ken Loach recherche des personnes vraiment honnêtes de telle sorte que le spectateur ressente une empathie avec le personnage qu’il voit sur l’écran. Mon personnage est proche de ma vie d’avant. C’est ce que Ken Loach recherchait pour ce rôle.

La famille, très soudée, est le dernier refuge …
K.H. : C’est un drame social et familial. Abby et Ricky sont tellement épuisés qu’ils n’ont plus le temps d’être en dialogue avec leurs deux enfants, adolescents. Un âge généralement difficile, qui demande beaucoup d’attention. Le foyer reste un rempart contre l’anéantissement. L’union est très forte. C’est pourquoi le fils rebelle revient finalement à la maison.
D.H.: Ricky est tellement épuisé et révolté qu’il finit par reprocher à sa femme d’être „trop gentille“. Abby est douce, maternelle. Elle reste avec les enfants. Elle leur dit des mots rassurants. Il y a de l’espoir.

„Sorry We Missed You“ de Ken Loach. Avec Kris Hitchen, Debbie Honeywood, Rhys Stone, Katie Proctor.