„Ce qui nous lie“ – l’auteure Sofia Aouine après sa résidence à Bourglinster

„Ce qui nous lie“ – l’auteure Sofia Aouine après sa résidence à Bourglinster

Jetzt weiterlesen! !

Für 0,59 € können Sie diesen Artikel erwerben.

Sie sind bereits Kunde?

Dans sa résidence à Bourglinster, l’écrivaine Sofia Aouine travaillait à son premier roman. Nous avons raconté l’auteure pour nous entretenir avec elle sur son travail d’écrivaine, son expérience en tant que reporter à la radio, son traumatisme d’enfant abandonnée par ses parents et son vécu d’enfant d’immigrés.

Si Sofia Aouine est venue assez tard à l’écriture, c’est peut-être parce que, au cours de son enfance, une des conditions essentielles pour devenir écrivain lui faisait défaut: elle n’avait pas de chambre à elle. „Pour devenir écrivain, comme le disait Virginia Wolfe, il faut avoir une chambre à soi et quelque argent. Ou alors, comme l’expliquait Pascal: quand on a une chambre à soi, on devient un être humain.“

Or, continue Sofia Aouine, „quand j’étais au lycée, en banlieue parisienne, je passais la semaine en internat, dans un dortoir avec les autres élèves. Et le weekend, j’étais en famille d’accueil. Du coup, je n’avais pas de chez moi.“ Et si Sofia Aouine était ainsi ballottée entre internat et famille d’accueil, c’est parce qu’à sa naissance, son père, alors travailleur de nuit, s’estimait incapable d’élever seul sa fille. Il la confia donc à l’assistance publique. L’enfant passera dès lors son enfance de famille d’accueil en famille d’accueil, avec des retours occasionnels à sa famille. Cette expérience traumatique, Sofia Aouine en parle avec une légèreté qui impressionne. „Je ne veux pas qu’on fasse de moi un portrait de Cosette, j’ai horreur de ça.“ Raison pour laquelle elle retrouve même le rire pour évoquer une famille d’accueil excentrique, chez qui elle a découvert les films de la Nouvelle Vague.

„La mère était dans une secte rosicrucienne, le père était à moitié alcoolo, qui passait son temps au fond de sa cabane de jardin à mater des pornos. Ils avaient deux fils pakistanais adoptés, qu’ils élevaient à la militaire: ils devaient se lever à six heures du matin, après quoi le père partait travailler dans une usine Peugeot. On ne parlait pas dans cette famille, ce qui ne me changeait pas de la mienne, mais il y avait un magnétoscope pour regarder les films que j’empruntais à la vidéothèque du lycée. J’amenais aussi des bouquins. C’est ainsi que j’ai découvert Sartre, Moravia. À partir du moment où j’ai ouvert la vanne de la culture, j’ai commencé à devenir vorace, je me suis mise à dévorer de la fiction sous toutes ses formes.“

Un brin plus mélancolique, Aouine ajoute: „Une enfance brisée prend le temps d’une vie à réparer, si tant est qu’on arrive à ce faire. Car on ne guérit jamais d’une enfance traumatique, on apprend juste à vivre avec. La littérature y aide.“ La littérature aurait donc un rôle thérapeutique? Le cheminement du devenir littéraire d’Aouine est pourtant plus complexe que cela et passe par différentes étapes biographiques, commençant d’abord par son amour du cinéma, puis se poursuivant par sa passion pour la radio – voilà pourquoi la jeune auteure affirme que sa mère, c’est la radio et que son père, c’est François Truffaut.

L’amour pour et à travers la Nouvelle Vague

L’amour pour le cinéma et la radio datent précisément de cette période où Sofia dut passer ces week-ends au sein de la famille d’accueil excentrique: „Pour éviter de sombrer dans la folie, pour éviter la délinquance, aussi, car j’ai eu des moments où j’étais assez violente, il me fallait un espace d’intimité, que j’ai découvert avec la radio, qui est venue pallier le manque d’amour, le manque d’affection, le manque d’histoire aussi – car tout enfant a besoin qu’on lui lise et qu’on lui raconte des histoires, a besoin qu’on lui permette de se projeter dans des modèles. Le cinéma de la Nouvelle Vague est venu prendre une place dans mon imaginaire. J’ai appris l’amour grâce aux héroïnes de la Nouvelle Vague – je pense par exemples aux rôles de Jeanne Moreau dans ‚Le feu follet‘ ou ‚Ascenseur pour l’échafaud‘.

C’est lors d’un weekend passé dans sa famille d’accueil du moment – un vendredi, précise-t-elle –, que la jeune Sofia découvre „Les quatre cents coups“, le premier film de François Truffaut, qui fut pour elle un choc esthétique et affectif. „C’est le plus beau film sur l’enfance. La première fois que j’ai fugué, à l’âge de seize ans, parce que je me sentais étouffée dans ma famille, j’ai fait le même parcours qu’Antoine Doinel dans le film. L’histoire personnelle est souvent constituée de cycles brisés, de cercles concentriques. Il y a des choix cornéliens qui font qu’on change des choses dans sa vie – ou qu’on laisse passer l’occasion.

Ayant été élevée ailleurs, avec une autre identité, par une autre famille, avec un autre prénom, n’ayant pas vraiment d’empreinte dans cette famille qui est pourtant la mienne à un niveau génétique, je me suis toujours cherché un père – c’est très cliché, cette idée-là, mais c’est vrai. Quand j’ai vu ce film un an après la fugue, j’y ai trouvé des parallèles comme quelqu’un qui lit ‚Les souffrances du jeune Werther‘ et qui veut devenir poète. On a besoin de modèles et d’histoires, et la première histoire qui m’a bouleversée, c’est celle-là. Truffaut, c’était comme un père qui vous raconte son histoire et dans laquelle vous vous projetez. Parce qu’on grandit soit contre, soit avec. Moi j’ai grandi contre: contre mon père, contre ma famille; mais aussi avec: avec des étrangers, avec Truffaut. Et avec Truffaut venait aussi la fascination pour le quartier du Sacré-Cœur, pour Barbès, pour le Nord de Paris, qui est aussi le quartier de l’immigration maghrébine. Ce quartier est devenu mon territoire de fiction.“

Barbès, territoire de la fiction

Une fois qu’elle voit ce film, ça fait tilt, raison pour laquelle le film de Truffaut constitue quelque peu le lien invisible entre son histoire personnelle et son premier livre: „Mon premier roman est aussi une parabole de ce film, mais en version 2018. L’enfance c’est un élan, c’est une vitalité. Quand on grandit et qu’on oublie qu’on est enfant, on meurt à petit feu. Le personnage de Doinel a envie d’être aimé, d’être écouté, aussi. Mais il est avec des parents idiots. Quand un enfant n’est pas désiré, ses paroles n’ont pas d’importance. Lui, c’est moi: mon père voulait que je sois un garçon, raison pour laquelle il m’a mis en pouponnière.“

En pensant à Truffaut, Sofia Aouine se rappelle soudain une anecdote formidable, par le biais de laquelle elle livre aussi une part de vérité sur ce qui la constitue, sur son rapport aux autres. „Quand on vit seule à Paris et quand on a été privé de la cellule familiale, on est obligé d’aller vers les autres pour devenir un être humain. J’ai trouvé le salut dans l’altérité: ça m’a permis de m’inventer une identité et une histoire, dans la béance laissée par mon enfance traumatique. J’aime bien tout savoir, écouter les gens. Je préfère parler aux inconnus qu’aux gens que je connais. Je me suis construit une famille d’amis comme on le fait quand on n’a pas de famille. Mais il y a très peu de gens qui connaissent mon histoire. Je préfère raconter ma vie à quelqu’un dont je sais qu’après le trajet en train, je ne vais pas le revoir plutôt que d’ancrer mon passé dans la vie de quelqu’un que je vais revoir. Avec le temps, j’ai surmonté la honte d’être soi face à d’autres avec des histoires plus simples, plus normales. En tout cas, un jour, dans un bus, j’écoute un vieux monsieur, lui raconte ma passion pour Truffaut jusqu’à ce qu’il me sorte qu’il était dans la même classe que le cinéaste. Ce vieux monsieur, d’origine grecque, tenait une des dernières boutiques de fourrure à Paris. Quand je suis arrivée dans son magasin, il y avait une photo avec Truffaut prise à l’école. Par une rencontre hasardeuse, je me suis retrouvé avec quelqu’un qui a connu Truffaut, Aznavour. Il m’a raconté Truffaut jeune, comment sa famille cachait des juifs, le quartier Pigalle aussi, qui était un quartier interlope, les bordels. J’aime cette histoire de la France, celle de la marge. Mon premier roman ne pouvait pas se dérouler ailleurs que dans le 18e arrondissement.“

Conjointement au cinéma, Sofia Aouine découvre la radio, dont elle fera son occupation professionnelle pendant des années. „La radio, dans mon parcours, a une importance quasi maternelle. A 14 ans, je me retrouvais dans un contexte familial très dur, fermé, j’étais enfermée dans une société patriarcale, où on n’avait pas du tout de liberté. J’avais été placée en famille d’accueil toute petite, puis reprise par ma famille à l’âge de neuf ou dix ans. La seule porte ouverte sur un autre monde, c’était la radio. Dans cet enfermement personnel, la radio est venue comme une boîte de Pandore de la liberté. Une fois que je l’ai ouverte, j’ai découvert des voix, des histoires, des destins.“

Mais la radio permettait aussi à Sofia Aouine d’en apprendre plus sur son pays d’origine, sa double appartenance: „Pour moi, la radio était l’université populaire de la vie: j’en apprenais sur la poésie dada et la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi et surtout sur la guerre d’Algérie. En général, dans les familles immigrées algériennes, on ne parle pas de la guerre d’Algérie. Dans ce silence, il y a quelque chose qui fige, qui fait qu’en tant qu’enfant d’immigrés, on ne trouve pas facilement sa place en France. La radio est venue briser le silence d’une jeune fille qui n’avait pas le droit de s’exprimer.“

Soi-même à travers les autres

A l’âge de 15 ans et demi, elle décide de partir de chez sa famille, pousse la porte de Radio France internationale, où elle fait un stage, après quoi elle va voir un producteur à France Culture – Jean Le Brun –, son grand rêve étant de faire des fictions radiophoniques. „Jean Le Brun avait la réputation de donner la chance à des gens de tous les milieux, à condition que vous ayez une histoire qui l’accroche, que vous soyez motivés et que vous soyez suffisamment hors normes pour apporter quelque chose à cette antenne. Il m’a donné la chance et un micro. Et je suis restée. Dans tout parcours, tu as des gens qui changent des vies et lui, il a fait partie de ces gens-là. C’est la personne la plus cultivée que je connaisse. Travailler à ses côtés m’a appris beaucoup de choses.“

A la radio, Sofia avait surtout envie de parler des autres et, à travers les autres, de raconter sa propre histoire – comme s’il fallait, à cette époque, passer par un filtre, qui n’était alors pas celui de la fiction mais celui de l’altérité, de la documentation.
„J’ai parlé de la précarité, du combat contre le corps, contre l’obésité. Une émission sur un des premiers romans féministes au Sénégal m’a permis d’évoquer ma double culture et le rapport des femmes entre deux continents. Ce qui relie tout mon travail radiophonique, c’est l’exil et la mémoire, sujets qui définissent aussi mon identité d’enfant d’immigrés – on est en perpétuel exil, on est ballotté entre deux cultures, entre deux pays sans jamais vraiment trouver sa place. Ma place, en fin de compte, c’est la radio: c’est un continent de l’imaginaire, un continent d’enfance aussi.

C’était une petite revanche, mon succès à la radio: puisqu’on a décidé que je n’allais rien connaître de mon passé, rien connaître de l’histoire de ma famille, rien connaître du pays d’origine de mes parents, si personne ne voulait de moi, j’avais décidé qu’on m’entendrait parler. Ma principale revanche, c’était d’avoir ma voix dans les archives de l’audiovisuel. Je voulais une histoire qui soit à moi et grâce à la radio, c’est arrivé.“ Le besoin d’écrire, Sofia Aouine se l’explique d’abord de façon psychologique: „Quand on est issu d’une histoire difficile, quand on vous a renié – les parents qui ne veulent pas d’une enfant parce que c’est une fille, ça marque, c’est une blessure que vous gardez à vie –, on est taché, on a honte de ne pas être un enfant légitime. Parmi les enfants placés, il y en a qui restent longtemps dans la même famille d’accueil. Mais moi, j’ai eu la chance ou la malchance d’être ballottée d’endroit en endroit. Sans famille, je n’avais pas d’oreille pour écouter ni ma souffrance ni ma douleur. J’ai toujours aimé la fiction, toujours eu la passion des histoires des autres: ça m’a permis de passer de la survie à la vie.“

Ce volet psychologique est étroitement lié à un effort de reconstruction de sa propre enfance, dont elle avait besoin pour pouvoir continuer l’écriture de son livre.
„Je suis partie deux mois en Algérie avec ma grand-mère, à la recherche de mon passé. J’ai découvert une histoire familiale très violente, une histoire inaudible, qui m’a forcée à regarder la vérité en face, puis à recoudre là où il y avait des béances. La radio m’a permis de me constituer une mémoire là où on me l’avait confisquée, m’a permis de faire entendre ma voix là où avant personne ne m’écoutait. Mais ça n’a pas suffit, la révélation du secret familial m’a fait tout laisser tomber. Ce que j’avais construit de positif s’est écroulé. Par conséquent, je me suis mise à écrire de la fiction. Au cours de mes premières lectures publiques, ce n’était pas nécessairement pour écrire de la fiction mais plutôt pour me raconter, moi. Et je l’ai fait à travers un petit gamin d’origine syro-libanaise qui vit dans le quartier de la Goutte d’or et qui est un peu ma version d’Antoine Doinel.“

Lors des lectures, Sofia Aouine voit bien que ça plaît. Mais elle sent aussi qu’il y a quelque chose qui manque. Malgré des rencontres avec des éditeurs, elle n’y arrive pas. „Le plus dur ce n’est pas de commencer un livre, mais de le terminer. Moi, au début il m’arrivait d’avoir la dent dure envers les autres auteurs, mais désormais, je suis plus tendre avec les gens qui arrivent à finir un livre parce que je sais que c’est un sacerdoce. Je dis bravo aux gens qui à 25 ans ont déjà publié huit livres. Il y a peut-être huit merdes, mais au moins, ils ont réussi à les finir.“ Sofia ressent un blocage, „comme un enfant à qui on n’a pas assez dit qu’il est beau et intelligent peut l’avoir“. Elle réalise qu’il lui faut passer par la reconstruction mémorielle de sa propre enfance, qu’il faut qu’elle trouve sa propre voix pour pouvoir poursuivre avec celle de l’enfant de son livre. C’est dans ce contexte qu’un détail lui est revenu.

Le pont des suicidés

De son père dont elle ne garde que très peu de souvenirs, l’auteure se rappelle qu’il lui a raconté que Françoise Dolto, psychologue d’enfant chez qui elle se rendait, avait prédit qu’elle écrirait. C’est pour s’assurer de la véracité de cette affirmation qu’elle commence à investiguer sur son propre passé. „Il y a un peu plus d’un an, j’ai rencontré Françoise Dolto, j’ai découvert des photos de mon enfance, ai constaté que l’affirmation de mon père était juste. C’est le début. Un an après, maintenant, la légitimité n’est pas encore forcément là.“ Et c’est à la toute fin de ce parcours quasiment initiatique, un peu plus d’un après ces démarches, que Sofia Aouine finit par atterrir au Luxembourg: „Je suis arrivée ici par l’intermédiaire d’une amie écrivaine. La première fois que je fus invitée au Luxembourg, ce fut grâce à la collaboration entre le ‚Pitch me‘ parisien et le ‚Word in Progress‘ à la Kulturfabrik, son homologue luxembourgeois.

Le ‚Pitch me‘ (tout comme le WIP) consiste à faire des lectures de dix minutes d’extraits d’une œuvre en cours. Dans le prolongement d’une lecture au Ratelach à la Kufa, on m’a proposé cette résidence à Bourglinster. L’on y voit circuler des artistes en perpétuel déplacement entre l’Allemagne, la Belgique, la France et le Luxembourg. Ce qui m’a fait dire que ce pays reflète vraiment l’Union européenne.“ Aouine enchaîne sur son appréciation générale du Luxembourg, un pays multiculturel où elle observe des influences de langue assez différentes: „Comme je suis une journaliste radio, j’interroge souvent les gens sur leur rapport au pays – peu importe qu’il s’agisse d’un chauffeur de bus, de taxi, d’un écrivain. Avec sa juxtaposition des langues, ce pays me rappelle un peu le créole. C’est aussi une ville magnifique d’un point de vue historique et architectural. Moi, ce qui m’a surtout fascinée, c’est le Pont rouge, dit le pont des suicidés. Dans un deuxième livre, j’ai envie de parler du Luxembourg, d’évoquer l’histoire trop mal connue de ce pays, la mémoire de plusieurs communautés juxtaposées, le rapport des habitants à son histoire récente, mais aussi les clichés qui l’entourent – je pense à la finance – qui ne sont pas faux non plus. Voilà, je pense que c’est tout pour le volet touristique de cet entretien“, conclut-elle, malicieuse.

Si Sofia Aouine a dit que le jeune gamin de son roman, c’était elle, cela ne veut pas dire pour autant qu’elle écrive de l’autofiction. Parlant du succès d’Edouard Louis et de la résurgence de l’autofiction au sein de la littérature contemporaine, Aouine dit qu’elle préfère, à la tendance du contemporain au glauque et au fait divers, parler de ce qui nous lie. „Mon roman sera un livre sur la France d’aujourd’hui, sur l’enfance, sur un quartier, mais ce sera surtout un livre sur ce qui nous lie, un roman pas tendre sur les douleurs communes qui font qu’on est un peuple. La dernière phrase du roman, je peux déjà vous la confier, dit-elle radieuse. Et c’est avec cette fin de roman que j’aimerais le clôturer aussi, ce portrait: ‚Ce qui nous lie, ce sont les enfants que nous avons été.'“