Un spectre hante le monde …

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Pour le bicentenaire de la naissance de Karl Marx, le philosophe allemand, né à Trèves, est mis à toutes les sauces. Il est donc temps de rappeler, premièrement, de façon moins originale et spectaculaire, quelques éléments clés de son œuvre.

de Denis Scuto

Pour le bicentenaire de la naissance de Karl Marx, le philosophe allemand, né à Trèves, est mis à toutes les sauces. Il est donc temps de rappeler, premièrement, de façon moins originale et spectaculaire, quelques éléments clés de son œuvre. Karl Marx représente avec Max Weber et Joseph Schumpeter un des penseurs classiques et critiques du capitalisme – même si Marx n’a que rarement utilisé le mot „capitalisme“.

Beaucoup d’aspects de sa description du capitalisme restent d’actualité. Le système se caractérise ainsi toujours par la tension entre capitalistes, les propriétaires des moyens de production, et les salariés, libres mais contractuellement liés et sans moyens de production.

Capitalistes et salariés

Les „capitalistes“ d’aujourd’hui, ce sont les grands patrons, les directeurs des entreprises multinationales, les gestionnaires de gros fonds en bourse, donc des personnes et des groupes de personnes qui exercent une influence sur le processus capitaliste, sur les pratiques des entreprises et sur les marges de profit. Des personnes convaincues d’un des principes de base du capitalisme décrit par Karl Marx. Il s’agit du principe de l’accumulation, c.-à-d. la formation et l’accroissement continuel du capital, pratiquement comme fin en soi, par le biais du réinvestissement des bénéfices. Quoique: la tendance actuelle va plutôt au paiement de dividendes aux actionnaires. Le capitaliste de l’an 2018 semble préférer consommer au lieu de réinvestir, donc d’accumuler au sens de Marx …

En face du capital se dresse toujours le salariat, cette autre forme d’organisation du travail qui se trouve au centre de la description marxiste du capitalisme. Les formes du travail ont fortement changé mais il reste que les salariés tirent leur revenu de la vente de leur force de travail. Il sont parfois plus parfois moins dépendants des décisions de ceux qui détiennent les moyens de production. Hier comme aujourd’hui, ils abandonnent au patron dans le cadre de cette relation salariale, en échange de leur rémunération, tout droit de propriété sur les résultats de leurs efforts.

Théoriquement le salarié est libre de refuser les conditions, notamment de rémunération, que lui propose le patron tout comme le patron est libre de refuser au salarié les conditions qu’il exige. Toutefois, on ne peut pas parler d’une relation équitable puisque le salarié, qui se soumet librement à cette forme d’organisation du travail, a besoin de son salaire pour survivre ou du moins vivre dignement. Karl Marx définit cette relation asymétrique comme système d’exploitation, système à la fois d’échange et de pouvoir. Exploitation car une partie de la valeur créée par le travail du salarié, que Marx appelle „plus-value“ („Mehrwert“), ne lui est pas versée. Ce „Mehrwert“ est pour le patron.

Karl Marx n’est pas le seul penseur à relever le côté absurde de ce système, tant pour le salarié que pour le capitaliste. Les salariés renoncent à la possession des fruits de leur labeur ainsi qu’à une existence indépendante. Les capitalistes sont condamnés à accumuler à l’infini et donc enchaînés à leur façon au principe de la maximisation du profit.
Et pourtant, c’est l’esprit capitaliste qui continue de dominer l’économie mondiale. Et pourtant, le salariat a connu une expansion vertigineuse comme relation de travail depuis la naissance de Karl Marx il y a 200 ans, non seulement dans son pays natal ou en Europe, mais dans le monde entier. Le travail dépendant a refoulé de plus en plus le travail indépendant, que ce soit dans l’agriculture, l’artisanat, l’industrie ou le commerce. Il s’est développé encore davantage ces dernières décennies avec la salarisation massive des femmes. Au Luxembourg, la part des indépendants dans la population active est p.ex. passée de 28 pour cent en 1960 à six pour cent en 2011.

Mai 68 et deux critiques du capitalisme

La commémoration du bicentenaire de la naissance de Karl Marx tombe la même année que le cinquantenaire de mai 68. Cela m’amène à une deuxième série de remarques, en ressortant des étagères de ma bibliothèque un livre qui traite à la fois de Marx, du capitalisme et du moment historique de mai 68. Le livre porte le titre „Le nouvel esprit du capitalisme“, il est paru chez Gallimard en 1999 et il a été écrit par deux sociologues, Luc Boltanski et Eve Chiapello. Le livre pourrait aussi s’intituler: „Un spectre hante le monde – le spectre du capitalisme“.

Que constatent les auteurs – et leur appréciation reste pertinente 20 ans plus tard – dans leur introduction? Nous vivons aujourd’hui dans une situation inversée par rapport à mai 68, écrivent Boltanski et Chiapello. La société était alors caractérisée par le plein emploi, par la croyance dans un avenir meilleur pour ses enfants. Une revendication centrale était celle de l’égalité des chances à travers la formation, censée permettre à toutes et tous l’ascension sociale. C’était en même temps la fin de l’époque des Trente Glorieuses, d’une période de croissance économique, mais une croissance et une rentabilité sur le point de reculer dans ces années 1960, avec un ralentissement de la productivité accompagné d’une hausse des salaires appuyant la société de consommation.

Marx est commémoré cette année des façons les plus curieuses, mais il fut réellement célébré une dernière fois dans les années 1960 et 1970. Le marxisme avait la cote dans le monde politique et intellectuel, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. En mai 1968, la critique du capitalisme était à son apogée. Une critique double se conjuguait. Une critique sociale, inspirée du marxisme, et une critique artistique, inspirée du surréalisme et aussi de penseurs comme Nietzsche, Freud et Marx, justement.

La critique artistique opposait des valeurs alternatives à la standardisation et à la marchandisation du monde, à la volonté capitaliste de dominer et d’aliéner les êtres humains par un travail dénué de sens et la soif de richesse matérielle. Elle militait pour des valeurs comme la créativité, la liberté individuelle, l’autonomie, l’imagination, le plaisir. Les artistes ont formulé cette critique depuis les temps de Baudelaire, mais en mai 1968 ce n’est plus seulement une petite élite d’artistes qui la revendique. Ce sont des étudiants et des diplômés universitaires dont le nombre a massivement augmenté et qui ne perçoivent aucune chance d’avoir des emplois intéressants. Ils et elles reprennent la critique artistique historique de la déshumanisation de la société par le mode de production capitaliste et la placent au centre de leurs mouvements de protestation.

La critique sociale qui provient des rangs des ouvriers et de leurs organisations ainsi que de jeunes cadres et d’ingénieurs s’élevait contre les restructurations dans les secteurs économiques traditionnels (mines, usines, chantiers navals) tout comme contre la répartition injuste des „produits de la croissance“.

La récupération des critiques par le capitalisme

Les deux formes de critique ont en commun la lutte contre le paternalisme, l’autoritarisme, les horaires imposés, la division du travail tayloriste. Leurs priorités étaient toutefois différentes. Alors que la critique artistique mettait l’accent sur l’autonomie, la critique sociale revendiquait plus de sécurité (de l’emploi, du salaire, des retraites, de l’avancement).

Ce que ni Marx ni les soixante-huitards n’avaient prévu, c’est que l’esprit capitaliste prend appui sur ses adversaires et leurs critiques, il les récupère pour mieux se régénérer. A la critique de Marx sur la prolétarisation et son pronostic de la révolution, le capitalisme a réagi au début du 20e siècle avec l’introduction de l’Etat-providence puis du dirigisme économique. A la critique soixante-huitarde des méthodes de travail fordistes et de la société autoritaire, le capitalisme a réagi avec l’introduction de nouveaux systèmes non hiérarchiques mais connectés et décentralisés, qui misent sur l’autonomie, la liberté individuelle, l’authenticité et la créativité.

Et nous nous retrouvons ainsi, 200 ans après la naissance de Karl Marx qui voulait briser les chaînes du prolétariat, et 50 ans après le mouvement de mai 68 qui voulait libérer la société entière, jeunes et vieux, femmes et hommes, avec un système capitaliste qui se porte toujours fort bien alors que la situation sociale de beaucoup de gens se dégrade et que la précarité du travail augmente. Ce qui me fait penser à un „Sponti-Spruch“ allemand du temps de ma jeunesse post-soixante-huitarde des années 1980: „Marx ist tot und mir ist auch schon ganz schlecht!“